Selection 2017
Palmarès proclamée le 20 novembre 2017 lors de l’émission Open Jazz d’Alex Dutilh sur France Musique.
Une sélection proposée par le groupe Jazz et Blues :
Xavier Prévost (coordinateur), Reza Ackbaraly, Philippe Carles, Claude Carrière, Alex Dutilh, Stéphane Koechlin, Arnaud Merlin, Jacques Périn, Jean-Michel Proust, Daniel Yvinec
Jazz
Susanne Abbuehl, Stephan Olivia, Øyvind Heff-Lunde
Princess
1 CD Vision Fugitive / L’Autre Distribution
C’est un groupe ’en nom collectif’, un trio sans leader où convergent les énergies, les inspirations et les sensibilités. Le ferment, le catalyseur, c’est l’amour des thèmes de Jimmy Giuffre, rejoints dans ce disque par des compositions de Don Cherry, Keith Jarrett, Bob Thiele et Stephan Oliva. Dans le disque comme au concert, la musique est constamment sur le fil : connivences croisées, entre le pianiste et la chanteuse, qui se sont par ailleurs exprimés en duo ; et entre la chanteuse et le batteur, car ce dernier jouait en concert, et avec quelle instensité retenue, dans le quartette de Susanne Abbuehl. C’est plus qu’un art de la nuance : un cas d’école, un modèle à proposer à tous ceux qui veulent découvrir jusqu’où il est possible d’aller, en musique, dans le ténu, l’hyper sensible, et le frisson sans tapage. La production est exemplaire, sous la houlette de Philippe Ghielmetti, qui nous remet en mémoire une règle devenue trop rare : un directeur artistique est d’abord un véritable esthète, à l’écoute des artistes, dont il doit deviner les attentes, et stimuler les désirs. Le lieu où fut enregistré ce magnifique témoignage est un lieu rare : le studio La Buissonne, à Pernes-les-Fontaines, dans le Vaucluse, entre Ventoux et Durance. Un studio où les grands labels (ECM en tête) et les artistes adulés (Brad Mehldau....), mais aussi beuacoup d’artistes plus confidentiels et pas moins importants, viennent enregistrer, car on y trouve un sorcier du son chargé d’émoi, Gérard de Haro, et un magnifique piano de concert, amoureusement accordé et réglé par Alain Massonneau. Bref ce disque, ce groupe, et le lieu où s’est élaboré ce magnifique objet, sont une sorte d’hymne à l’idéal de la musique enregistrée, telle qu’on la rêve : aussi vraie que si elle surgissait d’un instant magique qui ne devrait jamais se reproduire, et que pourtant nous retrouvons, par le disque, avec une joie renouvelée.
Cécile McLorin Salvant
Dreams and Daggers
Mack Avenue/Pias
Le succès de Cécile McLorin Salvant est triplement réjouissant. Tout d’abord parce que le parcours de cette chanteuse franco-américaine est exemplaire. Née en Floride, en 1989, d’un père médecin d’origine haïtienne et d’une mère française de Guadeloupe, formée au jazz et au chant lyrique au conservatoire à Aix-en-Provence, elle sidère ses premiers auditoires et remporte toute jeune, en 2010, le prestigieux concours Thelonious-Monk. Ensuite parce que son art traduit une magnifique connaissance de l’idiome du jazz, de ses pratiques et de son répertoire. Enfin parce qu’elle sait mettre en valeur ses qualités avec une aisance de comédienne, particulièrement sensible lorsqu’elle est enregistrée en club. C’est le cas de ce double disque qui la présente pour une bonne part en concert au Village Vanguard, à New York. « Dreams and Daggers » se révèle en tous points fascinant, notamment par l’intelligence de la construction des petites saynètes qui émaillent un set où Joséphine Baker et Ida Cox côtoient Kurt Weill et Langston Hughes, tissant ainsi en filigrane une sorte de fil presque imperceptible et pourtant parfaitement engagé. La présence à ses côtés de musiciens de première catégorie, à commencer par le pianiste Aaron Diehl, ajoute encore à l’intérêt de l’enregistrement.
Pierrick Pédron
Unknown
Crescendo/Caroline
Un bon vieux breton, têtu comme il se doit, revient à ce qu’ il sait très probablement faire de mieux, jouer une musique d’interaction, acoustique qui mets comme aucune autre en valeur la puissance et la finesse d’un jeu d’ alto qui le place ou tout premier plan des grands solistes européens.
Une découverte en bonus, le stupéfiant Carl- Henri Morisset qui maitrise l’idiome, c’ est rien de la dire, mais l ’amène déjà dans une aire de jeu qui est la sienne .
La rythmique est au delà du devoir, royale dans le swing comme dans les moments où doivent ses construire les choses par la force de l’écoute.Le tout épaulé par Laurent de Wilde, producteur catalyseur nous offre un quinté gagnant qui célèbre les couleurs du Jazz.
Ambrose Akinmusire
A Rift in Decorum
Blue Note/Universal
Ambrose Akinmusire est un guerrier.On le sait depuis son premier opus, Prelude (Fresh Sound New Talent) paru en 2008, il avait alors vingt six ans.
Son entrée chez Blue Note ne l’a en rien dévié d’une trajectoire que seule anime la force et la profondeur d’un propos artistique tout à fait singulier.
Ambrose reste fidèle à sa garde rapprochée, à ses compagnons des premières heures. Le voici à la tête d’un quartet ébouriffant dans le plus beau club du monde le Village Vanguard. Rien ici n’est formaté, langage, structures, prise de son, durée, on laisse à la musique le temps, elle en a besoin… Pas d’effet de casting non plus, seuls comptent une expression unique et un sens du collectif époustouflant. Du très grand art qui confirme la place prépondérante d’Ambrose Akinmusire dans le monde du jazz d ’aujourd’hui.
Andy Emler
Running Backwards
La buisonne/Harmonia Mundi
Les retrouvailles de deux musiciens qui ont collaboré dès le début des années 80 : le pianiste Andy Emler et le guitariste Marc Ducret. Ils ont l’un et l’autre fait un chemin fertile en réussites artistiques, en audaces stylistiques, et ils se retrouvent en terrain de connaissances communes : le batteur du quartette, Éric Échampard, est le batteur du trio régulier du guitariste depuis une vingtaine d’année, et joue avec le pianiste, dans sa grande formation ou en trio, depuis la même époque. Claude Tchamitchian participe aux groupes d’Andy Emler (trio, MegaOctet) depuis une quinzaine d’années. Autrement dit les quatre musiciens sont au carrefour d’une connivence croisée qui permet toutes les déclinaisons musicales, de la rigueur comme de la spontanéité. S’ensuit une formidable liberté, qui s’exprime sur des compositions à tiroirs où les espaces improvisés s’insèrent sans que l’on sache toujours où l’improvisation commence, et où elle rejoint l’écriture. Le titre fait allusion non à ce sport très particulier de la marche à rebours, mais à la régression du monde tel qu’il va, en termes d’économie, d’écologie, de respect des droits humains. Rigoureux, libre, brillant, et empreint d’une fantaisie jaillissante, le disque est à l’image du leader, et aussi de ses partenaires, dans ce contexte d’amitié et de confiance mutuelle : grand disque !
Paul Lay
The Party
Laborie Jazz/Socadisc
Après un disque en quartette (« Mikado », Grand Prix Jazz de l’Académie Charles Cros 2014), le pianiste revient en trio, avec contrebasse et batterie, et le choix du jazz tel qu’on l’identifie généralement. Mais ce trio-là ne ronronne pas. Le piano du studio Sextan est d’une qualité rare. Paul avoue avoir mis quelque temps à en apprivoiser les ressources, mais le résultat vaut le détour : précis, soyeux, l’instrument délivre du pur cristal, des harmoniques très riches, mais aussi des grondements telluriques. Le pianiste a scénarisé le répertoire d’une manière programmatique, comme le ferait un album concept. Mais l’essentiel est ailleurs : dans la richesse d’inspiration des compositions (très variées dans leur conception), et dans la parfaite coïncidence avec une idée du jazz qui englobe l’esprit des standards (alors qu’il s’agit exclusivement de compositions originales, excepté le magnifique I Fall In Love Too Easily conclusif, en solo). La grande aisance du pianiste n’a rien d’ostentatoire, et les phrases qui jaillissent sont d’une pertinence qui n’exclut pas la surprise. La connivence est parfaite avec Clemens Van Der Feen et Dré Pallemaerts, déjà présents sur le disque en quartette : Paul Lay a manifestement trouvé les partenaires qui conviennent idéalement à son approche du trio, la structure de ses compositions leur laisse tout l’espace pour s’exprimer, et ils maintiennent dans le déroulement de la musique une effervescence permanente. Décidément, ce disque est une totale réussite !
Craig Taborn
Daylight Ghosts
ECM/Universal
Craig Taborn se confirme comme l’une des figures prééminentes de la scène d’aujourd’hui, côté piano, improvisation et composition. Un récent concert en solo, au festival Sons d’hiver, nous avait fait découvrir un artiste à la conquête de nouveaux espaces sonores et musicaux. Ici, en leader d’un quartette, pour son troisième disque chez ECM (et le septième sous son nom), il donne la pleine mesure de son talent singulier, qui conjugue un formidable sens de la forme, des nuances et du contrôle des dynamiques, avec une capacité inouïe à déplacer les limites de l’improvisation. Et de surcroît, il transmet cette faculté à ses partenaires (qui sont, il est vrai, tous de très haut vol) en les embarquant dans un espace où liberté et rigueur, écriture et improvisation, se mêlent, se démêlent et s’entremêlent avec bonheur. L’univers est d’une étendue impressionnante, conjuguant les intervalles très distendus de la musique dite contemporaine avec une sens de la pulsation qui n’appartient qu’au jazz. Rien d’excessivement abstrait ici pourtant, car le lyrisme et l’expressivité prévalent, effaçant d’un trait toute dérive vers l’opacité guindée. Les compositions (de sa plume, excepté un thème de Roscoe Mitchell) sont sinueuses, et recèlent des bifurcations inattendues, des détours formels troublants, avec ce sens de la construction que l’on trouvait naguère chez Andrew Hill : un univers balisé, et qui pourtant permet aux solistes improvisateurs de s’échapper vers leur singularité. L’électronique, utilisée avec un discernement presque parcimonieux, donne l’illusion que l’on ne quitte jamais l’univers d’un jazz purement acoustique. À écouter, et surtout réécouter, avec délices et recueillement : admirable !
Roberto Negro
Dadada
Label Bleu/L’Autre distribution
Un trio qui rassemble le pianiste Roberto Negro, le saxophoniste soprano Émile Parisien et le batteur percussionniste Michel Rabbia. Le nom du groupe évoque un projet dadaïste : ce n’est que partiellement vrai, car la première inspiration est la peinture de Mirò, dont il serait imprudent de dire qu’il est strictement cubiste. En fait, c’est surtout le désir de ’faire œuvre ensemble’ qui a prévalu, d’abord entre le pianiste et le saxophoniste, puis en conviant le percussionniste. En choisissant d’intituler « Saison 3 » le premier disque (d’’une série à venir ?) ils brouillent les pistes par le biais d’un humour que l’on pourrait aussi quaifier de dadaïste, mais qui fait surtout prévaloir le détachement des contraintes narratives, de la logique structurelle. Car ici on déstructure beaucoup, mais avec amour de la musique, connaissance parfaite des arcanes du son, du langage, de la forme et du cheminement esthétique, fût-il hétérodoxe. Les nuances sont privilégiées dans la relation entre les trois instruments, même si l’intensité des foucades (notamment d’ Émile Parisien) est préservée. L’invention mélodique est constante, souvent dans des intervalles distendus qui disent tout à la fois le mystère du monde et sa part d’angoisse, que s’approprie la beauté. L’interaction entre les solistes, le jouage (si l’on peut risquer cet équivalent de l’interplay dans le jargon états-unien du jazz) est intense, à la hauteur d’une ambition esthétique qui n’est pas mince, et qui se trouve totalement assumée. Les recours discrets à l’électronique, d’autant plus pertinents qu’ils sont musicalement et esthétiquement productifs, témoignent de la maîtrise du projet. Dans un monde où le mot art paraît toujours renvoyer exclusivement aux arts plastiques, il n’est pas inutile de rappeler que la musique, et en particulier le jazz, peuvent être rangés (comme la littérature, le cinéma, le théâtre, etc....) sous la bannière du Grand Art !
David Enhco
Horizons
Nome Records/L’Autre Distribution
Troisième disque avec les mêmes partenaires, cela s’entend, cela se sent, tant il y a là d’empathie, de télépathie, de connivence forgée par le plaisir de partager la musique. Chacun des sidemen connaît une existence musicale hors de ce groupe, et tous évoluent dans l’excellence. Mais il existe semble-t-il un lien privilégié, un contact dans les sphères supérieures de la sensibilité qui les met en situation de vibrer, émotionnellement, à l’unisson. Trois compositions signées par le leader, trois par le pianiste, deux par le bassiste et une par le batteur : toutes convergent vers un même but, avec une cohérence esthétique qui ne gomme pas les singularités. On évolue sans cesse entre minimalisme presque conceptuel et hardiesse formelle. Et deux courtes plages accueillent des improvisations collectives qui confirment, s’il en était besoin, l’osmose qui préside au fonctionnement du quartette. On dit (on écrit), ici ou là, qu’il y a là des analogies avec les souffleurs scandinaves, et le halo de style ECM qui entoure (embue quelquefois) ces musiciens cités en référence ou en analogie. Mais l’essentiel est ailleurs, et s’il est vrai que le studio de La Buissonne (où le disque a été enregistré) travaille régulièrement pour le grand label munichois, ce n’est pas cela qui détermine l’esthétique et la singularité sonore de ce groupe, et de cette musique. Pour l’exigence musicale, pour la quête des harmonies tendues et des mélodies distendues, pour une certaine pureté du son, pour une poésie mêlée d’audace, je pense parfois à Kenny Wheeler, passé du Sud canadien aux brumes londoniennes (et passé par ECM sans y laisser son identité). Mais je ressens surtout une voix singulière, qui suit son chemin sans dévier, sans se complaire dans une formule efficace, dans une recette éprouvée. Très belle expressivité, hardiesse esthétique, et dans la meilleure des compagnies : que dire, sinon que c’est totalement réussi !
Fred Hersch
pour l’ensemble de sa carrière
à l’occasion de la parution de son disque Open Book (1 CD Palmetto / Bertus distribution)
et de son autobiographie Good Things Happen Slowly : A Life In and Out of Jazz (1 Livre Crown Archetype Press)
On est frappé, chaque fois que l’on écoute Fred Hersch (et spécialement en solo) par l’espèce de magie qui s’impose, dès les premières mesures : forte présence du contrepoint de la main gauche, tandis que la droite expose, commente, et étend le champ mélodique (le chant). La clarté des lignes qui cheminent en toute indépendance, et pourtant dans une absolue cohérence, me rappelle chaque fois Glenn Gould, coutumier de ce défi qui mêle vertige et lisibilité. Et aussi Lennie Tristano, autre exemple de cette connexion directe entre les doigts et la pensée musicale. Et pourtant rien d’abstrait : sensualité et lyrisme parlent d’une même voix. Ce miracle musical s’accomplit, quel que soit le matériau : une composition personnelle, rêveuse autant que sinueuse ; ou un classique du jazz de la fin des années 50 (Whisper Not) ; une bossa nova si souvent ressassée (Zingaro alias Retrato Em Branco E Preto alias Portrait in Black and White), joué comme on jouerait un prélude et une fugue de Bach, mais en oubliant la partition ; voire une longue improvisation totalement ouverte (Through the Forest), enregistrée en concert, et où le vertige devient abyssal. Et tout est à l’avenant, jusqu’à Eronel de Thelonious Monk (le pianiste adore aller dans cette direction, notamment sur scène en fin de prestation). Pour conclure Fred Hersch nous offre la version pianistique d’une chanson de Billy Joel, And so it goes, comme pour nous rappeler son attachement au chant. Le tout se joue dans une dévotion au jazz, et à la grande liberté d’interprétation et de métamorphose qu’offre cette musique.
On peut retrouver le parcours de ce musicien rare en lisant (en Anglais pour l’instant) l’autobiographie qu’il vient de publier : Good Things Happen Slowly, A Life in and Out of Jazz (éditions Crown Archetype). On y découvre le parcours singulier d’un artiste qui, sur le plan de sa vie personnelle comme sur celui de la musique, employa toute son énergie à devenir lui-même. La musique en général, et le jazz en particulier, s’y trouvent évoqués avec force et lucidité, notamment au travers de portraits, et de rencontres avec des artistes majeurs : Jaki Byard, le professeur encyclopédique du piano jazz au Berklee College de Boston ; McCoy Tyner, rencontré à la faveur d’un concert, et qui se montrera accessible à l’admiration du jeune musicien.... et ainsi de suite, de chapitre en chapitre, lesquels ne dissimulent rien d’une vie qui eut ses moments de souffrance et de maladie gravissime. Et pourtant Fred Hersch est là, et bien là, plus vivant que jamais, dans un Art plus encore accompli !
Ce Prix in Honorem nous permet de célébrer un artiste complet qui a publié sous son nom des dizaines de disques, qui a également abordé la musique de chambre, et aussi donné la réplique pianistique à de grandes voix : du jazz (Norma Winstone, Jeri Brown, Jay Clayton, Janis Siegel) mais aussi du lyrique (Renée Fleming, Dawn Upshaw).
Blues
Dee Dee Bridgewater
Memphis... Yes, I'am ready
1 CD Okeh / Sony Music
« L’idée de faire un disque de blues est dans ma tête depuis 2014 », a confié Dee Dee Bridgewater au magazine Soul Bag. Memphis était le lieu idéal pour ce retour aux sources, puisque c’est là qu’elle est née. Et que c’est là aussi, sur les rives du Mississippi, que s’est épanoui le blues dans les années 1920 et la soul dans les années 1960. Elle a choisi d’enregistrer son album dans le studio mythique où le producteur "Boo" Mitchell a pris le relais de son père Willie, celui qui façonna ici les chefs-d’œuvre d’Al Green ou Ann Peebles. Dee Dee leur rend hommage à travers des reprises bien choisies. L’autre grand studio de Memphis, celui des disques Stax, n’est pas oublié à travers des évocations d’Otis Redding ou de Carla Thomas. Dee Dee Bridgewater n’a assurément pas choisi la facilité en se frottant à ce répertoire très marqué par ses créateurs. Elle soutient pourtant la gageure et se l’appropriant à travers des arrangements originaux et une interprétation toute personnelle. Ainsi le B-A-B-Y de Carla Thomas perd sa candeur originale pour révéler son potentiel érotique, alors que le Don’t Be Cruel d’Elvis Presley se pare d’accents funky bien contemporains. Dans un registre plus grave, le Why (Am I Treated So Bad) des Staple Singers garde toute son actualité. Si l’on ajoute qu’elle bénéficie d’un accompagnement de haute volée (l’orgue de Charles Hodges, le saxophone de Kirk Whalum, les choristes…), on aboutit à une réussite totalement réjouissante. À travers les chansons qui ont marqué sa jeunesse, Dee Dee Bridgewater s’est réappropriée son héritage avec l’enthousiasme qu’on lui connait.
Don Bryant
Don't Give Up On Love
Fat Possum/Differ-Ant
Lors de son concert à la Villette le 4 septembre 2017, Don Bryant a chuté. Le public s’est pétrifié, inquiet. Allait-il se relever ? L’orchestre continua à jouer, et ce moment sembla durer une éternité. Après tout, à 75 ans, ce genre de glissade n’est jamais anodin ! Et puis, ce diable d’homme s’est redressé, il a repris ses esprits, la veste toujours aussi scintillante, et il a continué à faire étinceler cette magnifique soul sortie des eaux comme un vieux galion plein d’or revenue des grands fonds, cette soul gorgée de cuivres, de swing, d’une poésie que l’on croyait disparue avec Otis Redding ou Marvin Gaye. Il y a un peu de tous ces fantômes chez Don Bryant, lui-même fantomatique pendant près de quarante ans. Jusqu’à présent, il n’avait sorti qu’un seul disque, Precious Soul, en 1969, et depuis, il avait disparu. Il avait eu la galanterie de laisser sa femme Ann Peebles prendre toute la lumière, auteur avec elle d’un classique immortel, « I Can’t Stand The Rain ». Peut-être aussi que l’époque ne le prédisposait pas à faire le malin, quand des Al Green, Otis Clay ou Isaac Hayes flambaient un peu partout. Il a donc attendu, se contentant d’écrire pour les autres et de promener son élégance de gentilhomme dans les rues de sa Babylone, Memphis. Seuls certains érudits connaissaient son nom. Et c’est alors que la vague magique l’a ramené au premier plan, au crépuscule de sa vie. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a eu le temps de peaufiner son deuxième album, Don’t Give Up On Love… Cinquante ans ! Cela laisse le temps de soigner les arrangements, d’emballer les chansons, de repasser son costume. Cette fois, il était certain qu’on l’écouterait enfin sur cette allée du cimetière de la soul glorieuse qui a encore vu partir récemment Sharon Jones et Charles Bradley. On trouve dans ce Don’t Give Up On Love, tout ce savoir faire de la belle ville de Memphis, le soleil, des ballades cuisinées dans cette merveilleuse fabrique de sentiments qu’était l’église au temps héroïque, et où le Don n’a jamais cessé de chanter. Il a su garder le grain chaud de sa voix, la brillance des cuivres, la sensualité de l’orgue, préserver la classe éternelle, comme si les clinquants petits marquis noirs de MTV (aller, on ne nommera personne !) n’étaient jamais passés par là. Et nous avons retrouvé ce que l’on aime : la Foi accordée à la musique sans apprêts ni artifices. Le cœur à nu !
Robert Finley
Age Don't Mean A Thing
Le temps ne fait rien à l’affaire chantait Georges Brassens, citant Molière (Alceste dans Le Misanthrope). Robert Finley ne doit ni connaître l’un ni l’autre mais son propos, dans ce premier album qu’il signe à l’âge de 63 ans, est bien là et donne son titre au disque : Age Don’t Mean A Thing. Originaire de Louisiane, ancien militaire devenu menuisier, Finley a progressivement perdu la vue ces dernières années et ainsi la possibilité d’exercer son métier. Ne lui est resté que sa passion pour le blues, chevillée au corps depuis toujours… C’est là que le hasard, ou la bonne étoile, est entré en action. Alors qu’il joue dans la rue à Helena, Arkansas, il se fait remarquer par Tim Duffy, le patron de Music Maker Relief Foundation, un label caritatif spécialisé dans le repérage de talents oubliés de la soul et du blues, souvent laissés pour compte. Contre la pauvreté et le temps, elle offre une seconde vie à ses artistes… Un an après ce tournant, Robert Finley vit le rêve avec la sortie de son disque Age Don’t Mean A Thing. Un album bouleversant de sincérité, naviguant entre les musiques populaires américaines des Etats du Sud, le blues, la soul et le rythm’n blues. Mon père pensait que chanter le blues, c’était risqué de perdre son âme. Je crois que cela dépend de ce que l’on dit. Ces neuf morceaux (7 sont entièrement de sa plume) sont là pour vous convaincre qu’une seconde chance est toujours possible et que le blues n’a pas d’âge. Placez-moi le dernier sur la liste, … parce que la fête va aller aussi haut que possible quand je joue.