Palmarès 2022
Prix du Président de la République
Bernard Cavanna
Bernard Cavanna (né en 1951) fait entrer le monde dans sa musique, portes grandes ouvertes. Il refuse en cela la pureté du monde clos, lui préfère l’hétérogénéité, le pavé dans la mare. C’est une musique qui dérange – voir, dès 1993, sa Messe un jour ordinaire, où le texte liturgique se frotte aux mots d’une toxicomane, les deux s’entraînant vers des résonances nouvelles. L’ordonnancement classique ne peut
résister : dans ses Geek Bagatelles (2016), qui font dialoguer l’orchestre symphonique et son image déformée par un ensemble de smartphones, la Neuvième Symphonie se trouve réduite à l’état de ruines.
Orchestrer, pour Bernard Cavanna, c’est créer le chaos et dans ce chaos trouver un équilibre. Sa musique s’exprime sans fard – c’est pour cela qu’elle est éclairante – et particulièrement dans le genre concertant, par la recherche d’une harmonie subtile entre le lourd et le léger, la brutalité et la poésie. Dans la fréquentation de ses interprètes, le compositeur puise beaucoup de la force expressive de ses œuvres :
son écriture pour le violon est, dit-il, consubstantielle au jeu de Noëmi Schindler, créatrice à vingt ans d’intervalle du Concerto n° 1 (1999) et de Scordatura (2019). La musique est avant tout une aventure humaine.
Les Grands Prix Internationaux du Disque
Rodolphe Burger, Erik Marchand (Musique du Monde)
Glück Auf
1 CD Dernière bande
Le premier est passé maître dans le chant traditionnel breton et voue une passion pour les musiques balkaniques. Le second est guitariste et chanteur de rock-blues atmosphérique, metteur en scène, fondateur du groupe Kat Onoma. En quête de sonorités et d’arrangements peu communs, ils lancent en 2004 le projet Before Bach, un pari sur l’universalité des musiques traditionnelles au-delà des barrières du langage. Une collaboration qui ouvre une porte sur un genre à part, à mi-chemin entre deux univers. À la clef, un album et un territoire d’expression commun entre la musique modale que laboure depuis des années Erik Marchand et l’esprit rock blues à partir duquel Rodolphe Burger mène ses propres extrapolations. En 2019, les revoilà qui redescendent à la mine, creuser toujours plus profond pour en extraire un nouveau répertoire. Soit un blues dédié à John Henry (le working class hero par excellence), un thème de Titi Robin customisé, un morceau albanais revisité, une chanson turque, un chant dédié à Manuel Kerjean, maître d’Érik Marchand, des titres de Rodolphe Burger réinterprétés, et jusqu’à une improbable version du Eisbär de Grauzone. Avec à chaque fois, des échanges qui soulignent les parentés entre le blues et les chants bretons, boostées par l’énergie d’une rythmique rock.
Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France (Document Sonore)
Les Disques du Maquis, 2022 / 1 CD + 1 vinyle + 1 livret 36 pages
Texte de Blaise Cendrars lu par Jean-Louis Trintignant, dessins originaux Enki Bibal, musique Jean-Louis Murat, préface Claude Leroy
D’abord il y a l’objet. Une pochette rigide noire, au format 33 tours. Si le retour au vinyle est à la mode, la publication dans ce format relève de la logique plus que du marketing : texte écrit en 1913, au temps des débuts du disque phonographique 78 tours ; enregistrement de 1990 quand le microsillon rivalisait encore avec le Compact Disc ; valorisation des œuvres de Bilal qui valent bien un grand format.
En lettres rouges, le titre. PROSE DU TRANSSIBERIEN ET DE LA PETITE JEANNE DE FRANCE. Titre mythique, œuvre fondatrice de la poésie moderne, précédée d’un an par Les Pâques (devenues en 1919 Les Pâques à New York), deux œuvres de Cendrars qui incitèrent Guillaume Apollinaire a écrire et publier la même année Zone, dans Alcools , Mercure de France, 1913, souvent considéré comme « le » poème initial de la modernité. A tort.
Au-dessus et en dessous des lettres rouges du titre, au même format, les noms, en blanc, des protagonistes : le diseur, Jean-Louis Trintignant ; l’auteur, Blaise Cendrars ; le metteur en images, Enki Bilal ; le compositeur, Jean-Louis Murat. Beau plateau.
On ouvre et on découvre un livre d’images, 36 pages cousues (excusez du peu), et on reconnaît l’univers personnel d’Enki Bilal, qui, avec ses crayons et pinceaux, après Sonia Delaunay (1913), propose « sa » lecture de l’œuvre du poète bourlingueur. Train filant et fumant noir dans la neige, bouillonnement de couleurs signifiant ce monde en guerre continuel, portrait imaginaire de Blaise, et celui, saisissant, de Je(h)anne, yeux fermés, ou yeux rougis par la violence qui les cerne.
On ouvre, et on découvre le vinyle mais aussi le CD, deux façons d’écouter, pour faire le grand écart temporel.
Et on écoute. Et on découvre une voix que pourtant l’on reconnaît, celle du grand comédien qu’était et restera Jean-Louis Trintignant, dans cet enregistrement inédit de 1990, retrouvé et masterisé à partir d’un enregistrement analogique par l’éditeur Philippe Pierre-Adolphe. Une voix qui nous emmène, au rythme du « broun-roun-roun » des roues du train légendaire mais bien réel et des vers libres comme le vent du poète de la légendaire car jamais retrouvée « Légende de Novgorode », une voix qui nous emmène de Moscou à Karbine, de Tomsk à Irkoutsk, loin « bien loin de Montmartre » pour finalement nous ramener dans la « Ville de la Tour unique du grand Gibet et de la Roue ».
Outre la grande qualité artistique, c’est là un document qu’ont produit les Disques du Maquis, document rare (3 000 exemplaires numérotés) et qu’il faut inscrire dans notre patrimoine sonore.
Délits de faciès. Opéra murmuré (Créations)
Saïd Mohamed - Arnaud Coutancier
Autoproduction / 1 CD + livret 16 pages
D’entrée, la pochette frappe. Un visage, simiesque, de très près. Yeux ouverts pleins de peur ; narines plates dilatées ; bouche béante sur trou noir. Cri muet. Traité en noir et gris. Munch n’est pas loin. Cette œuvre de Jean-Marc Verdier était déjà en couverture du recueil paru en 1989 (éd. Le Dé bleu) et dont la plupart des textes lus ici sont extraits (avec quelques modifications). Ils sont repris pour être, de l’avis du poète, sortis de l’oubli et comme une nécessité de dire : « Rien n’a changé. ». Seulement, le colère avec laquelle ils pouvaient être lus devient ici « opéra murmuré », c’est dire si l’auteur, lecteur de son propre texte, cherche (et trouve) une intimité, une proximité avec l’auditoire, pour faire passer cette colère autrement. Parce que la colère reste, colère de voir cet « univers fiévreux » d’exil, qui crée la misère, la solitude et la violence, « pain au repas quotidien » qui « devient réalité », réalité dans laquelle tentent de survivre ces femmes « débordantes de seins » qui « hèlent l’égaré parmi les cageots éventrés, gonflés de légumes » et des hommes qui habitent « une carcasse de voiture au milieu des dunes », « s’insultent en dose d’alcool, le teint terni d’habitude ». et sont passés « à tabac dans les bras vides de l’existence ». Peu de lumière dans ces textes. Le poète en appelle, en douceur, presque suppliant, au partage d’expérience : « Viens, je t’en prie, glisse-toi dans ma peau. Viens vivre avec ce délit de faciès » quand « la peur insidieuse (…) oblige à regarder le sol », pour prendre la mesure du cynisme des gouvernants « réfugiés au fond de (leurs) palaces » qui savourent « la douce protection des citadelles dans le repos de l’eau où miroitent dans les vasques les images atténuées d’un dehors hideux ».Une solution ? « Si mon passeport offense ta bonhomie, camarade douanier Donne-moi tes papiers, ou tatoue-les-moi sur le front. »
Le compositeur et musicien Arnaud Coutancier propose pour chacun des onze poèmes un voyage différent. Jouant de la rupture d’une mélodie à l’autre, il a su créer un univers qui percute celui de Saïd Mohamed, les plages rythmées alternant avec des pièces aux accents de jazz, d’autres aux échos africains (un chant bambara porté par la voix de Léopold Gnahoré) ou espagnols, ou avec des notes étirées qui soudain explosent. L’étrange aussi s’invite quand la voix du poète se faire langue étrangère entre les mains du compositeur, pour dire le fossé d’incompréhension qui s’est creusé entre le « tout-puissant dieu coprophage maître des ténèbres », « régnant ignorant qui réécrit les mêmes vaines folies » et celui qui « ne demande que du silence en place de vulgarité, lui oppose l’écrit de la poésie et prie que l’on oublie jusqu’au son de (sa) voix. ».
Délits de faciès est soutenu par la Factorie – Maison de la Poésie Normandie