Sélection Parole enregistrée et Documents sonores 2024
Vendredi 18 octobre 2024. Auditorium de la médiathèque Marguerite Yourcenar, Paris 15e. Pour la troisième année consécutive, la commission Parole enregistrée, Documents & Créations sonores y remet ses coups de cœur.
Une soirée mémorable pour quelque 120 personnes qui aura accueilli, sur un même plateau, Denis Podalydès, Daniel Mesguich, Charlotte Campana, Noam Morgensztern, Jean-Claude Drouot, Vincent Fernandel, Jean-Loup Horwitz, Jean-Paul Delore et un message vidéo de Neige Sinno.
Rendez-vous le 2 février 2025, Espace Robert Doisneau à Meudon-la-Forêt, pour découvrir les Grands prix de toutes les commissions.
Sélection proposée par la commission Parole enregistrée, Documents & Créations sonores :
Alain Fantapié, Jacques Fournier, coordinateur, Elvira Neto, Martine Pichard, Pascal Philippot, Van Ta-Minh, Cécile Trévian et Arnaud Vallée
Seul(e) en scène
L’Arlésienne / d’Alphonse Daudet
Daniel Mesguich
Frémeaux & Associés – 1 CD - 66’39
Un « seul en scène » hors normes. Enregistré lors du Festival d’Avignon, cette Arlésienne relève de la performance théâtrale que le comédien explique dans l’introduction : « De quoi s’agite-t-il là sinon de "voir les voix" et tenter de "les faire voir". L’art de la mise en scène attendra. »
Quand le théâtre devient voix et seulement voix : parce qu’ici Mesguich interprète, seul, tous les personnages du chef-d’œuvre de Daudet, non la courte nouvelle extraite du recueil Les Lettres de mon Moulin, mais ceux de la pièce créée trois ans plus tard, en 1872, sur une musique, devenue célèbre, de Georges Bizet.
Le comédien est tour à tour le jeune Frédéri, sa mère Rose, son grand-père Mamaï, la jolie et discrète Vivette, Jeannet l’innocent, le patron Marc, Balthazar, le vieux berger, Mitifio, le gardian, donnant voix, donc corps à ces personnages qui partagent dans le même espace de vie, le domaine familial, le drame de l’amour, celui de Frédéri pour une Arlésienne, éternelle absente dont tout le monde parle et qui jamais ne paraît.
Le comédien passe d’une voix à l’autre, intercalant sans peine les didascalies, avec une aisance bluffante. On suit sans l’interrompre le récit de ce drame, qui mène à l’inéluctable.
Jacques Fournier
Poésie lue ou chantée
Langues et Lueurs
Jean-Paul Delore
Yolk Records – 1 CD - 46’59
Jean-Paul Delore (voix, conception, adaptation des textes)
Louis Sclavis (composition, clarinettes, accordéon, sanza)
Sébastien Boisseau (composition, contrebasse)
Textes de Sony Labou Tansi, Henri Michaux, Dambudzo Marchera, Mia Couto et Dieudonné Niangouna
L’Afrique au cœur. Directeur artistique du collectif LZD - Lézard Dramatique, directeur des Carnets Nord/Sud, laboratoire itinérant de créations musicales et théâtrales, Jean-Paul Delore a l’Afrique chevillée au corps. Avec ses complices compositeurs et musiciens Louis Sclavis et Sébastien Boisseau, il donne de la voix pour faire corps et donner chair aux textes sans concession de quatre poètes d’Afrique, les francophones S.L. Tansi et D. Niangouna, le mozambicain lusophone Mia Couto et le zimbabwéen D. Marechera. Le poème d’Henri Michaux, Paroles de celui qui étouffe, ne dépareille pas dans cette virée africaine (Téké sent orage et vent et cyclone aujourd’hui).
Ça commence en douceur, mais ça explose vite dès le premier texte de Tansi (Monsieur Rimbaud / Je vous le dis droit dans l’âme / Ce monde est mort / Y compris la France) ; ça halète puis s’apaise sur le Michaux ; ça remonte la mémoire du météore zimbabwéen Marechera (dont le recueil La maison de la faim vient d’être retraduit aux éditions Project’ïles) dans un texte narratif tant réaliste que fantasmé, qui s’achève sur un magnifique duo de 6’30 associant la clarinette de Scalvis et la contrebasse de Boisseau ; ça valse lentement sur le Niangouna, mode d’emploi de la baise ; ça avance par à-coups (de poing) sur l’autre Tansi (Je suis / intentionnellement humain / humain contre la bêtise / humain contre le mauvais / sang). Ça se clôt par L’Adieusiste, du grand écrivain mozambicain Mia Couto : parole d’une femme à son mari parti (Toute ma vie j’ai cru : l’amour c’est les deux multipliant par un. Mais aujourd’hui je sens : être un c’est encore beaucoup), longue prose dite avec douceur, par un Jean-Paul Delore apaisé, qui montre là toute l’étendue de son talent de conteur et de diseur de poésie.
Jacques Fournier
Roman lu
Le Murmure / de Christian Bobin
Noam Morgensztern
Gallimard Écoutez lire – 1 CD MP3 – 2h
J’écris à voix basse, comme parle le lilas dans la nuit profonde.
La voix de Christian Bobin, décédé en novembre 2022, trouve un prolongement dans celle, légèrement voilée et bien posée, du comédien Noam Morgensztern, sociétaire de la Comédie-Française, qui sait prendre le temps de nous faire entendre ce texte ultime, construit en courts chapitres, comme autant de brefs instants de vie. Les silences qu’il impose au texte sont autant de moments de respiration trop souvent absents des lectures.
Jacques Fournier
L’Adversaire / d’Emmanuel Carrère
Emmanuel Carrère
Gallimard Écoutez lire – 1 CD MP3 – 4h15
Ce récit d’un mensonge fut un des grands succès de librairie de l’année 2000. Plus de vingt ans plus tard, l’auteur y revient pour en restituer, d’une voix sincère et sans fioritures, toute la force et toute la dimension mystificatrice. Attention vertige ! L’écoute d’un écrivain devenu lecteur, donc autre, donnant sa voix à son propre texte, l’histoire vraie d’un homme qui fit croire à tout son entourage pendant des années être ce qu’il n’était pas, entrelardant ce récit factuel de tranches de vie personnelle, cette écoute nous entraîne dans un tourbillon de sensations troublantes, plus encore que la lecture même du livre.
Jacques Fournier
Les Règles du mikado / d’Erri De Luca
Charlotte Campana et Jean-Loup Horwitz
Gallimard Écoutez lire – 1 CD MP3, env. 2h30
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Le roman d’Erri De Luca est construit, dans sa première partie, comme un dialogue entre un vieil horloger italien et une jeune gitane fuyant sa famille et un mariage forcé, commençant sous une tente, à la frontière entre l’Italie et la Slovénie. Puis le temps passe et chacun des personnages prend la parole à tour de rôle : lettres et cahier alternent.
Il fallait donc bien deux voix pour rendre toute la profondeur de ce roman à tiroirs, moins innocent qu’il n’y paraît, qui prend le temps pour poser sa dimension politique, chère à l’écrivain italien militant.
Jean-Loup Horwitz est le vieil horloger, au ton bourru, dérangé dans sa solitude, qui est paradoxalement celui qui s’apprivoise au contact de la jeune sauvage interprétée avec fougue et détermination par Charlotte Campana.
Jacques Fournier
Le Procès / de Franz Kafka
Denis Podalydès
Gallimard Écoutez lire – 1 CD MP3 - env. 9h
Traduit de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre
Quelqu’un avait bien dû calomnier Joseph K., car un matin, sans qu’il n’ait rien fait de mal, il fut arrêté.
C’est par ces mots, simples, factuels, que commence Le Procès , roman ultime du grand écrivain autrichien Frantz Kafka, qui le considérait comme inachevé et fut publié en 1925, un an après sa mort.
Il fallait une voix connue de toutes et de tous pour narrer l’absurdité du système qui entraîne Joseph K., personnage sans éclat, confronté à l’absurdité d’un système, à une réalité de plus en plus fuyante, à une justice menaçante qui ne définit jamais la faute qu’il aurait pu commettre. Denis Podalydès prête cette voix si familière à un roman prémonitoire des systèmes dictatoriaux fonctionnant sur une administration labyrinthique face à laquelle le commun des mortels ne peut que perdre son identité.
Jacques Fournier
Risibles Amours / de Milan Kundera
Serge Bagdassarian
Gallimard Écoutez lire – 7h50
Traduit du tchèque par François Kérel (1970), revu par l’auteur (1986)
Le deuxième livre, après La Plaisanterie, du grand écrivain tchèque Milan Kundera est constitué de sept nouvelles aux longueurs irrégulières. Il contient les grands thèmes chers à l’écrivain : l’amour, la fidélité, le paraître...
Serge Bagdassarian, sociétaire de la Comédie-Française, s’est emparé avec intelligence de la langue et de textes du romancier tchèque, qui en a revu personnellement la traduction en 1986. Il donne toute la mesure de cette écriture au ton ironique, qui fait transparaître tout le regard désenchanté qu’il posait sur l’amour, et plus particulièrement sur l’érotisme.
Jacques Fournier
L’Eau des collines. T1 : Jean de Florette et T2 : Manon des sources / de Marcel Pagnol
Vincent Fernandel
Audiolib - 1 CD MP3 - 8h49 et 1 CD MP3 - 8h30
À l’origine, il y a l’image. Manon des sources et Ugolin forment un diptyque réalisé par Marcel Pagnol en 1952. Dix ans plus tard, il y a les mots. Marcel Pagnol publie Jean de Florette et Manon des sources en 1962, en s’inspirant de ses films. Aujourd’hui, il y a la voix. La voix de Vincent Fernandel, qui sait merveilleusement se mettre au service du texte. Chez les Fernandel, c’est une affaire de famille et de tradition. On est élevé avec Daudet, Mistral, Pagnol et on a à cœur de les faire découvrir.
Pagnol, c’est le voisin, celui qu’on interpelle avec l’accent, avec qui on discute le soir quand les sons du midi emplissent l’air. On se parle fort en mêlant du patois et des expressions imagées.
Cette proximité de Vincent Fernandel avec l’œuvre de Pagnol fait le charme de sa lecture. Sa voix chaleureuse ensoleille les scènes, sa verve donne vie aux personnages et son accent leur donne des couleurs. Manon, Jean, Ugolin s’animent peu à peu, créant dans l’imaginaire de l’auditeur des images mentales renouvelées.
Le talent du conteur opère, on est dans le Midi, on se laisse emporter et c’est bon.
Martine Pichard
Les Halles de Paris 1875-1900 / de Daniel Picq
Jean-Claude Drouot
Daniel Picq Prod
Vingt-quatre « nouvelles » pour restituer la vie grouillante du quartier des Halles de Paris, ses personnages hauts en couleur : poissonnière, tripier, fleuriste, placier, champignonneur, boueux…
« Nouvelles » parce que chaque chapitre s’appuie sur une recherche historique fine sur ces dizaines de figures pittoresques du « ventre de Paris », mises en fiction pour les rendre plus vivantes encore, les sortir de l’image de cartes postales qui les fige dans notre imaginaire collectif.
Chacun des vingt-quatre chapitres s’ouvre sur une chanson originale, écrite et interprétée par Daniel Picq ou par Nicole Picq, comédienne et chanteuse, récemment décédée.
Avec en arrière-plan le brouhaha des voix, les appels des marchands, le roulis des charrettes du grand marché, la voix lente et posée de Jean-Claude Drouot donne à ces récits une épaisseur originale et touchante, déambulant avec aisance dans les travées, et même les resserres enterrées, du Carreau du Temple.
Jacques Fournier
Témoignage et Biographie
Moi, Jean Gabin / de Goliarda Sapienza
Anna Mouglalis
Éditions des femmes-Antoinette Fouque – 1 CD MP3 – 3h29
Moi qui ai appris de Jean Gabin à aimer les femmes, je me trouve maintenant avec la photographie de Margaret Thatcher devant moi, dans le journal bien entendu, qu’en bonne citoyenne d’après la révolution française j’achète tous les matins, et ai commencé à penser que quelque chose était allé de travers ces trente dernières années de démocratie.
C’est du ton factuel dont on énonce des vérités incontestables qu’Ana Mouglalis nous aspire, par cette première phrase, au cœur du texte de Goliarda Sapienza, Moi, Jean Gabin .
De sa voix grave, rocailleuse, sur un ton presque intime, où l’humour affleure, elle va accompagner les pérégrinations de la très jeune Goliarda dans la Civitas, quartier populaire de Catane, à l’époque mussolinienne, étirant avec langueur les phrases avant d’en précipiter le rythme pour épouser les révoltes ou envolées lyriques de la jeune prodige ou prononcer, avec une intransigeance revendiquée, quelque tirade définitive.
La voix d’Ana Mouglalis, cette voix adulte, modulée, souvent murmurante, délivrant le monologue de cette enfant issue d’une famille recomposée socialiste, livrée à elle-même et à sa fascination pour l’acteur Jean Gabin, crée une mise à distance troublante, incarnant tout à la fois l’enfant Goldarda, l’auteure devenue adulte et Jean Gabin, dont la petite s’approprie l’identité avec une hardiesse désinvolte. On se laisse envoûter par ce texte touchant, drôle souvent, magnifié par la voix d’Anna Mouglalis qui, pour citer Télérama, “ensorcelle de son timbre rauque le texte de Sapienza”.
Cécile Trévian
Triste tigre / de Neige Sinno
Neige Sinno
Gallimard Écoutez lire – 1 CD MP3 – 7h
Je me demande s’il faut que je dise « je », que je fasse que cette petite fille soit en même temps moi qui ai aujourd’hui 44 ans.
Un des livres les plus vendus et les plus récompensés de 2023, Triste Tigre ne pouvait peut-être pas être lu par une autre que l’auteure elle-même, tant ce texte, récit d’une enfance violée tout autant qu’analyse du mal, appartient à sa narratrice (qui conserve le « je » de bout en bout) qui, par sa voix sans afféteries, lui donne une dimension intime et partagée à la fois.
Jacques Fournier
Monk. Quand un jazzman raconte un génie / de Lauren de Wilde
Laurent de Wilde
Frémeaux & Associés - 2 CD MP3
Un quart de siècle après l’avoir écrit, Laurent de Wilde nous fait la grâce de lire la biographie de Thelonius Monk.
Parmi les gens qui ont fait la musique afro-américaine, Monk est sans doute le plus singulier, et il fallait la sensibilité d’un artiste, doublée de la rigueur d’un analyste, pour nous décrire toutes les facettes de ce génie de Thelonius.
Sans jamais être pédant, avec rigueur et enthousiasme, Laurent de Wilde nous initie aux subtilités de la musique de Monk, compositeur hors pair et redoutable pianiste, nous narrant son parcours dans une Amérique ségrégationniste, ses rencontres avec des figures comme Coltrane, Charlie Parker, Miles Davis..., nous rendant compte, par le ton de sa voix, le rythme du texte, de ses espoirs, ses élans, ses exigences.
Au fil du texte, le personnage de Monk nous devient moins mystérieux, force l’admiration, pour son incroyable talent mais aussi pour sa ténacité, ses combats, ses fidélités.
Pendant l’écoute du texte, l’envie nous prend de réécouter Round Midnight ou Blue Monk, ou encore New Monk Trio, l’album que Laurent de Wilde a dédié à Monk à l’occasion du centenaire de sa naissance.
Merci Monsieur de Wilde.
Cécile Trévian