Sélection Musiques expérimentales 2023
Les musiques expérimentales sont des arts sonores sans détermination de genre, dont l’esthétique se déduit d’un processus, d’un geste, d’un dispositif instrumental ou d’une reconfiguration des coordonnées de rencontre entre émetteurs et récepteurs. Répertoire intrinsèquement inclusif, la musique expérimentale peut s’entendre dans les techniques étendues, l’improvisation libre, les expérimentations plastiques du son ou encore les pratiques des art de l’audio. Les albums de musique expérimentale peuvent ainsi être corrélés à des installations, des performances ou des expériences d’écoute.
Les Coups de cœur Musiques expérimentales ont été proclamés sur la radio TT-Node le vendredi 16 février à 19h.
La commission Musiques expérimentales :
Azadeh Nilchiani, Bastien Gallet, David Christoffel, Guillaume Kosmicki, Gwen Rouger et Pauline Nadrigny
Melt
Pali Meursault et Thomas Tilly
Fragments Edition, 2023
Les glaciers fondent. Ça craque, ça grince, ça frotte puis ça goutte, ça flue, ça coule. melt raconte par les sons la vie énorme et infime de quelques glaciers d’Oisans, de Mont-de-Lans à Saint-Sorlin. melt est la rencontre de deux artistes sonores, compositeurs et preneurs de sons, Pali Meursault et Thomas Tilly. Pendant trois années, ils ont arpenté les moraines, les crevasses et les rimayes, posé leurs oreilles appareillées (de micros, d’hydrophones, de capteurs sismiques) sur les glaces, capté leurs mouvements et leurs transformations, leur inexorable fonte – le long souffle texturé sur lequel melt s’achève dit magnifiquement leur silence à venir. L’album est basé sur un concert que les deux artistes ont donné au Grand Théâtre d’Albi en février 2023. Divisé en deux parties, l’une plus proche du field recording, l’autre tendant vers l’électroacoustique (traitements et sons électroniques se mêlent aux enregistrements), il parvient à faire œuvre musicale sans quitter les linéaments de leur objet démesuré.
Bastien Gallet
Blind ecosystem
Chœur tac-til
UNRec, 2023
La conversation se mêle à des vocalisations collectives. Leurs orientations sont en cours de redéfinition, leurs articulations d’autant mieux attentives les unes aux autres. Auto-défini comme « échosystème vocal non voyant à voix multiples », insufflé en 2012 par Natacha Muslera, le collectif Chœur tac-til se présente comme « neuf voix, voyant·es et non voyant·es » dont la pratique « consiste à écouter et imiter les écosystèmes sonores. » Mais comme l’emmêlement des voix n’a pas de raison de s’arrêter, tous les entrelacs réunis sur l’album Blind ecosystem cherchent un équilibre entre des paroles sur le vif et des airs peut-être anciens, mais surtout une belle largeur d’espace entre les balises de la mémoire. Autant de lignes vocales aux aguets de l’ampleur que l’environnement peut faire résonner.
David Christoffel
Inland Lake
Lionel Marchetti
2023
Inland Lake est la rencontre de Lionel Marchetti (composition, partition concrète, sons électroniques) et de l’ensemble australien Decibel. Le disque propose deux pièces composées en Australie et enregistrées par télémétrie. Tout en déployant une partition concrète remarquablement variée, Marchetti travaille les timbres de l’ensemble instrumental avec finesse, jusqu’à rendre indiscernables sources électriques, électroacoustiques et instrumentales. Au-delà d’un parfait exercice de composition mixte, Inland lake touche par son souffle et une force évocatrice émotionnelle et onirique.
Guillaume Kosmicki
Water memory
Manja Ristić
2023
C’est un fait, la puissance évocatrice, sensitive et émotionnelle des sons aquatiques saisit presque à coup sûr l’auditeur ou l’auditrice sensibles. Manja Ristić propose avec ce Water memory une symphonie de l’eau, parée de toutes ses couleurs sonores, depuis les gouttelettes cristallines jusqu’aux sons d’orage, en passant par les textures sous-marines, les clapotis de vagues et une infinité d’autres états. Au travers de captations de pollutions sonores diverses, de sons enregistrés dans des carrières en ruine ou dans des bases militaires abandonnées, son projet a pour ambition d’évoquer « les négligences humaines transformées par l’intelligence de la nature ». Fait remarquable, l’artiste enregistre près de soixante ans plus tard sur l’île de Korčula, qui fut le lieu de captation d’une œuvre pionnière en 1967, le Presque rien n°1 de Luc Ferrari. La filiation semble évidente, notamment lorsque surgit le chant des cigales. Une réflexion poétique et écologique sur le temps et sur la mémoire.
Guillaume Kosmicki
Tender Membranes
Marja Ahti
2023
Tender Membranes de la suédo-finlandaise Marja Ahti se compose de quatre pièces mêlant création électroacoustique et field recording. Ahti orchestre avec subtilité une série de passages entre des espaces de qualités acoustiques différentes : bruissements, sons synthétiques, pianos, ambiances rurales ou urbaines, chants, chuchotements... Art du ténu, où le granuleux rencontre le mélodique, où l’organique côtoie l’inorganique. Œuvre subtile et émouvante, Tender Membranes évoquera les trames de Hildegard Westerkamp, alliant promenade acoustique et art des sons fixés.
Guillaume Kosmicki
Double consciousness
Oren Ambarchi et Eric Thielemans
Oren Ambarchi, 2023
Double consciousness est issu de l’enregistrement d’une session d’improvisation d’Oren Ambarchi et Eric Thielemans en décembre 2021. À travers ses nombreuses collaborations et créations, le compositeur multi-instrumentiste Oren Ambarchi met les techniques instrumentales au service d’une exploration sonore continue. Eric Thielemans se nourrit d’autres formes d’expression artistique dans sa pratique de la batterie et des percussions. Un trait présent dans la démarche des deux artistes réside certainement dans leur engagement à percevoir l’espace par le son, clé d’une découverte minutieuse de l’univers sonore qu’ils créent. C’est une invitation à « entrer dans le son » au sens où l’entendait La Monte Young. Si nous nous engageons dans l’écoute via un paysage précis et multicouches, composé de sonorités auprès de l’oreille ou plus éloignées, la suite nous révèle des transformations inouïes du paysage du début.
Azadeh Nilchiani
between systems and grounds – the overshot sessions
Paula Matthusen et Olivia Valentine
2023
Au-delà d’un album, between systems and grounds est un projet de collaboration entre la compositrice Paula Matthusen (Middletown, CT) et l’artiste visuelle Olivia Valentine (Des Moines, IA) né en 2016. L’album between systems and grounds – the overshot sessions nous conduit vers les échelles tantôt micro, à l’intérieur des fibres d’un tissu, tantôt macro, dans des territoires éloignés, inconnus. Ainsi le projet met en place une interface, mais également un lieu d’improvisation et un écosystème entre le live electronic de Matthusen et la fabrication de textiles en direct (au sens propre du terme) de Valentine. La matière sonore est le résultat d’une commutation directe entre les deux pratiques des artistes via leurs outils, générant différentes échelles de temps, des boucles et feedback. L’espace est fabriqué de ficelles sonores qui relient les deux territoires pour construire la matière en direct.
Prophecy of the Beetle
Natalia Beylys
2022
Prophecy of the Beetle, la « prophétie du scolyte » est l’archéologie sonore d’une buche de frêne que l’artiste sonore irlandaise Natalia Beylys a sauvé du feu parce qu’elle recelait un trésor : les traces du travail d’une famille de scolytes, insectes xylophages qui se nourrissent de bois vivant, le gravent, le creusent et y déposent leurs œufs. Sur des tenues fluctuantes d’harmonium et de drones extraits d’un vieux piano électrique, c’est une étrange et réjouissante procession d’actions (bûcheronnage, sciage, débitage, rabotage, etc.), de dévorations infimes, de voix plus ou moins audibles, d’improvisations au piano et des entrechoquements doux de bouts de bois sonnants ; une danse où les corps les plus divers se passent la main, au rythme lent mais non sans évènements de l’art traversant des scolytes.
Bastien Gallet
Other Meetings
Crys Cole
2022
Pour ce projet, Crys Cole s’est enfermée dans son appartement berlinois où elle a fait cohabiter des sons issus de la manipulation d’objets du quotidien avec une riche phonothèque de souvenirs de voyages captés sur bandes. En découle une vaste fresque poétique en deux parties, fondée sur le temps long et s’appuyant sur des sons relativement doux, un étirement qui mène l’auditeur dans un périple tour à tour intrigant, mystérieux, inquiétant, méditatif ou nostalgique. La notion du temps présent se suspend régulièrement ou se dissout, alors que s’y inscrivent les fantômes du passé, les ombres des sensations vécues, autant de fossiles sonores captés autrefois par l’artiste, et qui parfois peuvent nous sembler étrangement familiers.
Guillaume Kosmicki
Squirters
Cloning
2023
Un peu comme un flipper en crise existentielle qui veut couper les câbles pendant qu’il jouit des décharges occasionnées, Cloning met des zigouigouis électro dans une disposition qui leur fait émoustiller un imaginaire du survoltage où les sons d’évier ne se résumeront jamais au geste rudologique dont l’esthétique du déchet ne veut trop rien dire tant que les sons présumés déchus s’y manient savamment à égalité de virtuosité avec les résidus électroniques, comme enchantés par la perspective de ne pas rester si résiduels. C’est sans doute pourquoi une force morale se dégage de l’album Squirters, en tant que l’énergie peut toujours avoir les deux mains dans les prises, elle relaye tant d’antennes en simultané que la puissance des sept plages ressort bien plus organique que seulement électrique.
David Christoffel