Sélection Musiques expérimentales 2024
La commission Musiques expérimentales :
Azadeh Nilchiani, Bastien Gallet, David Christoffel, Guillaume Kosmicki, Clément Lebrun, Gwen Rouger et Pauline Nadrigny
Photo : Jenny Walshe Goldenes - Crédit : in-readme-CROP
Musiques Expérimentales
Resonant Trees
Léo Dupleix
Black Truffle, 2024, album digital et vinyle
D’une durée égale, les deux « arbres résonants » que nous livre Léo Dupleix sont deux facettes d’un même geste sonore : une insistance hypnotique de séquences harmoniques, égrenées dans une régularité quasi rituelle striant le temps, immuable, stable. Le clavecin, accordé selon un tempérament juste propre à Léo Dupleix, se met à ronronner, à créer de l’inouï, des sensations quasi tactiles.
Très vite, les premières émergences de résonances sont troublantes, fantomatiques, spectrales. Les timbres sont indiscernables. Le clavecin hiératique devient alors un objet sonore que l’on observe sous toutes ses coutures, mis en lumière toujours différemment par les résonances des autres instruments. Clarinette basse, traverso baroque et alto figent certaines notes du clavecin, tels des sons gelés réinterprétant continuellement la persistance harmonique du clavecin. Se mêlant aux autres, la guitare conserve cette liberté arpégée du clavecin, comme un écho lointain du jeu ductile du théorbe, alter ego du clavecin dans le continuo baroque.
Une impression de déjà-vu toujours différent.
Clément Lebrun
De Silenci natura
Henrique Vaz
mappa, 2024, album digital et K7
« (In)naturel » serait le terme le mieux à même de décrire les fictions sonores de De Silenti natura, composé par le Brésilien Henrique Vaz, sur Mappa Editions. Cette œuvre figure un paysage sonore pour le moins surprenant : en prenant au sérieux l’ambiguïté des sonorités naturelles, Vaz crée de véritables systèmes imaginaires, entre sons d’insectes et mélodies.
Réalisé sans aucun sample, via Supercollider, la première face, qui donne son nom à l’album, nous plonge dans un foisonnement électrique au sein duquel fusent mille vies : bourdonnements, crépitements, piaillements, accompagnés de nappes harmoniques. La deuxième face, intitulée Hidrofonias, entre synthétiseurs et prises hydrophoniques dans un aquarium, cultive la même ambiguïté, tout en mêlant la fluidité de l’eau à des passages plus abrasifs et chaotiques.
Dans la lignée du Rainforest de David Tudor, Henrique Vaz floute la frontière entre l’organique et le synthétique, entre les imaginaires de l’expérimentation électronique et de l’écologie acoustique.
Pauline Nadrigny
é v a p o r a t i o n
Eryck Abecassis
Black Day Recordings, CD et album numérique, 2024
Les lieux de création et d’enregistrement d’é v a p o r a t i o n nous suggèrent des pistes pour une écoute itinérante, en constante transition. Grâce à la créativité éclectique d’Eryck Abecassis, la ville, la nature et les paysages de synthèse fusent. Les états de la matière « sonore » proviennent d’un ensemble d’outils de synthèse, interface musicale sensible et de filed recordings. L’ouverture est marquée par l’énergie vitale et palpable des « Morsures Solaires ». Le réel est tantôt en évidence, tantôt comme l’armature cachée mettant en place une dramaturgie méticuleuse.
L’album se termine sur « Pulpa Alta Orbitae », l’alliance du geste charnel de l’instrumentiste et des trajectoires du sonore. é v a p o r a t i o n s’écoute à fleur de peau.
Azadeh Nilchiani
Le Rêve de Polyphème
Wassim Halal et Gamelan Puspawarna
Pagans & Pantcha Indra, 2024, album digital, CD et vinyle
À suivre le nom de Polyphème, en voilà un dont on parle beaucoup ou déjà trop, qui attire l’attention plus que de raison ? Le Rêve de Polyphème est spécialement généreux de couleurs et polyrythmies si pleinement engagé que l’album appelle autant de concentration que d’ivresse calme et résolu d’en découdre avec l’abondance d’énergie dûment rassemblée pour l’occasion. Par la référence à Polyphème, le cyclope de L’Odyssée d’Homère, l’épaisseur de la polyrythmie sent la ruse. Mais comme la ruse s’épanouit là comme un parfum, l’imagination est encouragée à faire ses devoirs poétiques.
Du point de vue de l’alchimie humaine, c’est l’histoire du percussionniste Wassim Halal qui a sollicité la collaboration du Gamelan Puspawarna et qui en est ressorti avec des partenaires de composition. Jérémie Abt, Théo Mérigeau et Sven Clerx co-signent les six plages de l’album qui se clôt avec « Les derniers mots d’Écho », hautement emblématiques du jeu de chimères qui fait réfléchir la solennité mythologique des figures mobilisées dans le plaisir résolu d’en faire franchement vrombir les possibles.
David Christoffel
Information et écoute ici
In the Liquid Amber Within the Ivory Porcelain
Tomoko Sauvage
INA GRM, 2024, album digital
L’écoute de In the Liquid Amber Within the Ivory Porcelain de Tomoko Sauvage se révèle immédiatement tactile : une expérience organique, vertigineuse par ses effets en dépit de l’extrême concision des éléments. Cette œuvre méditative se déploie comme un rituel, depuis la texture granuleuse de bulles, engendrées par de la porcelaine poreuse plongée dans l’eau, à celle du chant envoûtant des feedbacks ondulants. Elle fait référence au célèbre Livre du thé d’Okakura Kakuzo.
À l’aide de ses instruments privilégiés, les waterbowls et leurs hydrophones, la compositrice génère les sons en milieu aquatique avec une précision extrême. Elle éveille les sens et ouvre aux saveurs du monde.
Guillaume Kosmicki
… we return to ground…
Karen Power et le Quiet Music Ensemble
Other Minds records, 2024, album digital et 2 CD
…we return to ground…, sur le label Other Minds, est le fruit d’une collaboration au long cours entre la compositrice irlandaise Karen Power et le Quiet Music Ensemble. Composée de trois pistes (la première, éponyme, suivie de « sonic pollinators » et « instruments of ice »), cette œuvre plonge l’écoute dans la zone ténue et subtile où s’entremêlent et dialoguent sonorités naturelles et instrumentales. L’auditeur explore au fil du disque de véritables écosystèmes musicaux. Dans une captation proximale, les textures captées en field recording discutent avec les sonorités de l’ensemble, issues de ses recherches sur le timbre et les modes de jeu de la guitare électrique (John Godfrey), du saxophone clarinette (Seán Mac Erlaine), du trombone (Roddy O’Keefe), du violoncelle (Ilse De Ziah) et de la contrebasse (Dan Bodwell).
Conçue dans l’écoute collective et respective, et avec une certaine sobriété dans ses effets, l’œuvre passe la main, alternativement ou par strates, aux différentes sources, électroacoustique et instrumentale. La trame musicale qui en résulte déploie des sonorités variées, parfois aqueuses, parfois, mousseuses, d’autrefois vivantes, souvent tonales, avec une amplitude morphologique surprenante. Mais elle donne aussi, tout au long du disque, un profond sentiment d’ancrage, d’appartenance tellurique et élémentaire.
Pauline Nadrigny
Manifolds
Jessica Ekomane
INA GRM, 2024, album digital
Manifolds, pluriel de « manifold », adjectif que l’on peut traduire par divers ou multiple, est une œuvre de musique électronique générée par ordinateur pour une diffusion en quadriphonie, et dont Jessica Ekomane propose ici une version stéréophonique. « Manifold » est aussi un nom qui désigne des choses variées : une tubulure, une variété mathématique, une partie de l’estomac des ruminants ; soit un système de distribution, un organe digestif et un espace topologique non euclidien dont la spécificité est de ressembler localement à un espace euclidien.
Manifolds est tout cela : une œuvre polyphonique et texturale, où l’intrication des lignes produit des objets sonores complexes, intrinsèquement évolutifs ; dont les transformations locales semblent appartenir à un tout autre espace que celui de l’œuvre dans sa globalité ; où l’on passe sans solution de continuité du rythmique à l’harmonique, du son à la voix (incertaine), de l’objet au flux, du bruit à l’instrument (accordé selon une échelle non tempérée), etc. ; où tout se distribue et se digère et où tout se transforme par homéomorphisme, autrement dit un espace pensé pour que le divers y advienne.
Bastien Gallet
Stromsänger
Christina Kubisch et Trondheim Voices
Imprec, 2024, album digital et vinyle
« Les » deux titres qui composent l’album Stromsänger préparent clairement le périple. Les ondes électromagnétiques, pourtant inaudibles pour l’oreille humaine, constituent la matière principale des 50 ans de créations sonores de Christina Kubisch. Elles interviennent cette fois dans une collaboration avec l’ensemble vocal norvégien Trondheim Voices.
Les enregistrements dans le tramway révélant ses champs électromagnétiques, dialoguent avec les voix féminines. Les procédures répétées de captation, de diffusion, d’écoute et de réenregistrement s’inscrivent dans une interprétation scénique, générant les espaces de cette œuvre en transformation progressive, pour faire « voyager » les sons.
À l’image de l’idée de la parole intérieure de Victor Egger et le statut double qu’il considère pour le son, entre sa nature matérielle et immatérielle, Stromsänger nous donne à écouter un environnement fait de vibrations tangibles et résonances mentales le temps d’un trajet.
Azadeh Nil’hiani
Préambules bègues
Bégayer
Tsss Tapes, 2024, K7 et album numérique
Vingt-six plages courtes au son rond, mi-saturé, patiné chaque fois différemment : c’est moins le nickel de la prise de son qui compte que la présence aimable de l’intention ou du projet en cours ou de sa belle indifférence au degré d’avancement où il se trouve au moment d’être livré. Puisque les effets de rupture entre chacune d’elles viennent eux-mêmes raconter tout ce qu’ils donnent envie de continuer à faire, ils n’empêchent de ces étirements vocaux à l’expressionnisme exploratoire (plages I.4 et I.7, par exemple).
Si le trio Bégayer est capable de créer des musiques traditionnelles imaginaires (plage II.4, par exemple)) ou la chanson d’avant-garde=(dans les albums précédents), le jeu de fragmentation par plages brèves et bien pleines aide aux « préambules » à se faire collection d’intentions sonores d’autant voluptueuses de leur variété qu’elles n’ont pas besoin de jouer ou surjouer leur aboutissement tant que l’intérêt en est saisi à même la tentative déjà bien bonne.
Édité par le label Tsss Tapes qui défend des K7 de sons calmes, texturés et bizarre spécialisé dans le sound paintings sur cassette magnétique.
David Christoffel
Monophonic
Maria Bertel
Relative Pitch Records, 2024, CD et album numérique
Ceci n’est pas un trombone. Quoique… Chaque piste de ce disque solo met en scène un phénomène sonore unique, sans développement ou extrapolation. La compositrice et improvisatrice laisse sonner la matière, comme si elle se mettait à prendre son autonomie, son existence propre. Au travers des effets que Maria Bertel ajoute à son instrument, on devine par moments le grain du trombone. Du cuivre originel, il ne reste que le souffle, la musicienne laissant entendre sa respiration, par instants, par inadvertance peut-être. Car tout sonne comme si l’on devait oublier le trombone pour entrevoir un instrument hybride, nous rappelant par moments une guitare « doom », un circuit-bending noise, un drone électronique ou une flûte harmonique sur-saturée.
On oscille entre la constance des sons continus et l’instabilité des matières obtenues : parasites chaotiques, grumeaux aléatoires, cris stochastiques. À partir d’un instrument au départ monophonique, ne pouvant émettre qu’un seul son, Maria Bertel déploie alors des stratégies pour que le trombone devienne multiphonique, polyphonique. « Pluriphonique » ?
Clément Lebrun