Palmarès 2024
In honorem
Jean-Jacques Milteau : « Le souffle continu »
Pour l'ensemble de sa carrière
à l’occasion de la parution de « Key to the Highway », Dixiefrog Records, 2024, CD et vinyle
Depuis 50 ans, l’harmoniciste français Jean-Jacques Milteau insuffle un esprit de concorde à travers ses virtuoses acrobaties instrumentales. Qu’il soutienne le répertoire de ses contemporains ou illumine ses propres albums, l’intention artistique et l’ouverture d’esprit de ce musicien unique font mouche. Bien qu’il fût longtemps perçu comme un ardent défenseur de la culture afro-américaine, il n’a jamais véritablement revendiqué ce statut. Jean-Jacques Milteau a, certes, côtoyé d’innombrables personnalités du Blues et de la Soul-Music dont Mighty Mo Rodgers, Terry Callier, Eric Bibb, Little Milton ou Harrisson Kennedy, il n’en reste pas moins un être libre qui défie les catégories et nourrit son inspiration de ses voyages et de ses passions. Son intégrité, ses mots choisis, ses notes sensibles, imposent le respect. La pertinence de ses créations, la finesse de ses interprétations n’ont jamais été dénoncées.
L’univers sonore de Jean-Jacques Milteau n’a pas de frontières. La poésie activiste d’un Gil Scott Heron le fascine autant que la langueur trépidante d’un Charlie McCoy. La musique est profondément universelle et « Jay Jay », comme le surnomme ses plus fidèles partenaires de scène et de studio, cultive cette approche résolument altruiste de son art. Son dernier album en date « Key to the Highway » est l’expression manifeste de cette générosité de cœur qui fait fi des limites stylistiques pour mieux célébrer le partage, l’écoute et le plaisir d’échanger un vécu, un savoir, une expérience magistralement éprouvée depuis plus d’un demi-siècle. Ce prix « In Honorem » couronne bien plus qu’une carrière, il donne du crédit à la bienveillance naturelle d’un homme sincère attaché aux valeurs humaines essentielles et convaincu du devoir de transmission.
(Photo : Isabel Tabellion)
Les Grands Prix internationaux du disque
West Georgia Blues (Blues & Soul)
Jontavious Willis
Strolling Bones Records
Lorsqu’en janvier 2024, il se présenta seul, sa guitare à la main, sur la scène du théâtre Claude Debussy de Maisons-Alfort, nul n’aurait pu imaginer que ce jeune homme faussement timide allait aisément enthousiasmer le public du festival « Sons D’Hiver ». Déjà en mai 2023, sa prestation à Coutances en Normandie, en première partie du vétéran Robert Cray, avait fait sensation. Pourquoi donc Jontavious Willis suscite-t-il tant de ferveur ? Il faut croire que l’authenticité de son répertoire et la sincérité avec laquelle il le délivre font mouche. À 28 ans, ce natif de Géorgie, dans le sud des États-Unis, veut préserver un patrimoine hérité de ses aïeux. Depuis sa prime jeunesse, il se passionne pour les histoires narrées par ses aînés, ces fameuses ritournelles séculaires qui ont nourri la légende du blues ancestral. Alors, il conte à son tour l’aventure culturelle et sociale d’antan comme pour perpétuer un message qui ne résiste pas assez à l’érosion du temps. Mélodieusement rugueuse, sa musicalité semble échappée des entrailles de l’histoire mais, ne vous y trompez pas, il s’agit davantage d’une restitution que d’une imitation. Jontavious Willis est le fruit d’une épopée tumultueuse, celle des afro-américains qui, de tous temps, ont dû batailler ferme pour se faire entendre. Il a en lui ce récit douloureux qu’il sait rendre majestueux. Comme un griot africain, il entretient la mémoire de ses pairs en s’appropriant au présent leur poésie et leur sensibilité. Dans cette Géorgie qu’il connaît bien, il retrace la généalogie de sa famille et nous ramène jusqu’en 1823. Le blues était déjà le ciment communautaire de ses arrières-grands-parents. L’écho de ces chansons d’autrefois résonne encore avec force dans son esprit. Ces incantations ont toujours du sens aujourd’hui, semble-t-il affirmer. La ruralité sudiste américaine transpire naturellement dans ce disque frissonnant sans pourtant se perdre dans une relecture prévisible et convenue. Jontavious Willis vit au XXIe siècle et perçoit les enjeux de son époque. Il cherche seulement à guider nos pas vers la source de sa créativité. Peut-être parviendra-t-il à susciter notre intérêt pour cette région du monde où, contre vents et marées, contre brimades et humiliations, un élan artistique souleva l’espoir d’une égalité citoyenne réelle.
Resonant Trees (Musiques Expérimentales)
Léo Dupleix
Black Truffle, 2024, album digital et vinyle
D’une durée égale, les deux « arbres résonants » que nous livre Léo Dupleix sont deux facettes d’un même geste sonore : une insistance hypnotique de séquences harmoniques, égrenées dans une régularité quasi rituelle striant le temps, immuable, stable. Le clavecin, accordé selon un tempérament juste propre à Léo Dupleix, se met à ronronner, à créer de l’inouï, des sensations quasi tactiles.
Très vite, les premières émergences de résonances sont troublantes, fantomatiques, spectrales. Les timbres sont indiscernables. Le clavecin hiératique devient alors un objet sonore que l’on observe sous toutes ses coutures, mis en lumière toujours différemment par les résonances des autres instruments. Clarinette basse, traverso baroque et alto figent certaines notes du clavecin, tels des sons gelés réinterprétant continuellement la persistance harmonique du clavecin. Se mêlant aux autres, la guitare conserve cette liberté arpégée du clavecin, comme un écho lointain du jeu ductile du théorbe, alter ego du clavecin dans le continuo baroque.
Une impression de déjà-vu toujours différent.
Clément Lebrun